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Everything In Its Right Place


Temps de lecture: 12 minutes

À quelques jours de mes 18 ans. La tête rivée sur la vitre de la voiture qui nous conduisait, mon frère, mes parents et moi, à une exposition, j’observais avec attention — comme à chaque fois que je passe à Gravelines — la centrale nucléaire. La plus puissante d’Europe. Six réacteurs de quelques 900 mégawatts chacun. Une puissance démesurée. Un objet technologique si fou qu’il est capable de nous anéantir. 

J’ai toujours été conduit par trois éléments. Ma passion pour la technologie, plus particulièrement pour les avions. Des capacités assez rares, me donnant une mémoire formidable, une compréhension très rapide, et un cynisme qui m’effraie souvent moi-même. Le tout rythmé par au moins trois heures d’écoute quotidienne de musique. 

Ce cocktail fit de moi un enfant qui se démarquait des autres. En CM2, au lieu de connaître parfaitement le fonctionnement de Pokémon, de regarder des dessins animés ou d’écouter Tokyo Hôtel, je connaissais déjà et savais expliquer le fonctionnement d’un réacteur nucléaire à eau pressurisée. Je passais des heures à construire des avions en Lego, équipés de trains rentrants, de verrière coulissantes et d’ailes à géométrie variable. M’ennuyant mortellement en cours, je dessinais des avions dans lesquels je rêvais de voler… C’est à cette époque que je commençai à apprécier vraiment Pink Floyd, et me choisissai une chanson préférée : Shine On Your Crazy Diamond (part 1). 

Pourtant, je n’étais pas différent des autres. J’avais juste eu la chance de naître dans la bonne famille, au bon endroit, au bon moment, avec juste un petit peu plus de capacité que la moyenne. Né d’une mère professeur et d’un père directeur, mon esprit avait été stimulé dès le plus jeune âge. Mes parents m’ont donné dans mon éducation une culture, une ouverture d’esprit, des méthodes de travail très efficaces, et de la tolérance. Mon frère, de neuf ans mon aîné, a un esprit littéraire quand le mien est scientifique. Alors que j’entrais en classe de sixième, il arrivait en troisième année de classe préparatoire, et avait toutes les chances d’intégrer l’année suivante l’ENS. 

Dès la rentrée, je fis la connaissance de Ceylan, avec qui je me suis très vite lié d’une profonde amitié. Le début d’année se passa sans encombre. Je découvrais un nouveau monde. Celui du collège. Un monde violent. Un monde normé. Mes connaissances n’étaient pas acceptées. On me traitait d’intello dans la cour. J’avais cependant un petit noyau d’amis avec qui je m’entendais vraiment bien, et je faisais abstraction de la violence de la cour de récré.

Cette année de sixième fut marquée par deux événements tragiques. Environ un mois après la rentrée, lors de la première rédaction de français, Ceylan demanda au professeur de sortir. Il ne se sentait pas bien. Il ne devait être absent que quelques jours. Après plusieurs semaines, on nous apprit qu’il était victime d’une maladie rare, et se trouvait dans le coma. Son cas était si inquiétant que les médecins pensaient qu’il pourrait bien mourir. Et pourtant, après plusieurs mois de coma, il retrouva la vie. Pendant les vacances d’avril, alors que Ceylan commençait à se rétablir, mon frère passait pour la deuxième fois le concours de l’ENS. Il ressentait une forte pression : les professeurs pensaient qu’il serait admis. Je n’ai revu mon frère qu’un mois après dans une chambre d’hôpital, le système d’enseignement supérieur obsolète l’ayant poussé à se jeter du deuxième étage du lycée où il passait le concours. De nombreuses opérations et semaines de rééducation lui ont permis de marcher à nouveau. 

Je n’ai pas grand chose à dire sur la cinquième, ce fut une année normale.

La quatrième fut pour moi une année charnière : mon esprit critique naissait, mes goûts musicaux s’affinaient, des idéaux me guidaient. Ce fut aussi l’année de ma puberté. Une sensation très étrange. Alors que ce moment signifiait la découverte du sexe et des sentiments amoureux, ce fut pour moi un blocage. Le sexe que mes amis me décrivaient me répugnait. Je n’arrivais pas à m’imaginer en couple avec une fille, j’étais toujours mal à l’aise avec mes sentiments. Et pourtant, je me pensais hétéro. C’était une évidence. L’homosexualité était pour moi quelque chose d’impossible. Au fond de moi je savais, mais je ne pouvais l’accepter. Cette volonté chez moi de tout vouloir contrôler était ma grande faiblesse. Et cette volonté venait du refoulement. Pendant cette même année, j’ai ressenti pour la première fois des sentiments pour un garçon. Comme presque tous les étés, je partais en camp scout. Cette année-là, j’étais particulièrement pressé d’y aller car tout au long de l’année, je m’étais lié d’une grande amitié avec un garçon, et d’une certaine manière à l’époque, mes sentiments pour lui dépassaient la simple amitié. Pendant le début de l’été, je pensais sans arrêt à lui, et vers la mi-août est enfin venu le moment du camp. La veille, je n’avais pas réussi à dormir de la nuit tellement il me tardait ! Nous nous sommes mis à côté dans le bus, avons discuté de tout et de rien pendant tout le trajet. La relation entre nous était vraiment fluide. Nous avons été inséparables pendant les deux semaines, on faisait tout ensemble. Comme on n’était pas dans la même tente, il venait en cachette dormir dans la mienne, et on passait la nuit l’un à côté de l’autre… Je ressentais clairement plus que de l’amitié pour lui. Le camp n’a duré que deux semaines, et je n’ai jamais été aussi triste de revenir chez moi. Ces souvenirs sont restés marqués à jamais en moi, ils font partie des meilleurs moments de ma vie. Rétrospectivement, je pense que j’ai vraiment eu un crush cette fois là, même si je refusais de me poser la question de mon homosexualité à l’époque.

Rapidement après le camp vint le temps de la reprise. Retour dans le monde du collège. J’étais vraiment pressé d’arriver au lycée, surtout que je supportais de moins en moins bien l’ambiance violente du collège qui de par son homophobie permanente m’interdisait de me poser des questions sur ma sexualité.

En fin de troisième, j’obtins sans grande difficulté mon brevet, et j’arrivai enfin au lycée. Je découvris alors un monde plus tolérant, plus ouvert. Je fêtai avec Ceylan quatre années d’amitié. Ceylan et moi sommes comme deux frères. Rien ni personne ne peut entraver notre amitié. Nous nous connaissons parfaitement. Et au début de la seconde, il avait compris. À plusieurs reprises, il me demanda si j’étais gay. Vers le milieu de l’année, il me lança un pari : « Gaëtan, si tu n’as pas de copine avant l’été, cela voudra dire que tu es homo ». Évidemment, je lui disais que non, et que son pari était du n’importe quoi. Intérieurement, je doutais. J’avais besoin de me rassurer. Je me suis rapproché d’une fille, Dorothy. Nous sommes sortis ensemble un mois. Nous n’avons rien fait. Je me demande même comment j’ai pu sortir avec quelqu’un d’aussi opposé à moi : très croyante, prônant des valeurs que je considérais comme extrémistes. Je m’étais vraiment forcé…

Ma scolarité se passait très bien. Mes notes étaient clairement bonnes, et mes activités m’épanouissaient : j’apprenais enfin à piloter. Cependant, depuis Dorothy, mon blocage envers les filles et mes sentiments pour des garçons s’étaient encore accrus. La première fut chez moi une année vraiment intéressante. J’ai énormément évolué dans mon mode de pensée, et mon esprit critique s’est vraiment développé. Je commençais à remettre pas mal en question mes opinions sur pas mal de sujets. J’ai vraiment pris conscience cette année-là de la frénésie du monde dans lequel on vit. J’ai beaucoup remis en question la société de consommation, mais surtout la norme dans laquelle elle nous enferme. J’ai repensé totalement ma vision du monde. Tout le terreau était prêt pour que je m’épanouisse — que je franchisse le pas.

Au début de la terminale, alors que je déballai mon nouvel iPhone 8 d’un splendide rouge écarlate, mon refoulement devint grotesque. Alors que je me donnais du plaisir en pensant à des corps d’hommes, je me rassurais en me disant que cela me passerait, et que j’aurais une femme comme tout le monde. Notre esprit est plus fort que tout pour nous faire croire que deux plus deux égale cinq… Pendant les vacances de Noël, juste avant mon dix-huitième anniversaire (je suis de tout début janvier), nous regardâmes en famille une série sur l’espionnage entre RFA et RDA pendant les années 1980. De nombreuses scènes de sexe gay étaient montrées. Je les trouvai fascinantes. Cela m’excitait. Pourtant, je n’acceptai toujours pas l’évidence. 

Tout s’est passé très vite, pourtant. Au retour des vacances de Noël, tous les élèves du lycée devaient aller au salon de l’étudiant à Lille. Sachant déjà dans quelles écoles postuler, cela aurait dû être pour moi trois heures d’ennui. Après plus d’une heure à me promener dans le salon avec un ami, je croisai par hasard Dorothy, qui avait depuis changé de lycée. Nous parlâmes pendant plus d’une heure. Ses opinions et ses projets étaient encore plus radicaux qu’un an et demi auparavant. En la quittant pour repartir vers les bus qui nous ramenaient au lycée, j’ai eu un déclic. J’ai compris que je n’étais pas hétéro. J’ai compris que je m’étais menti à moi-même pendant quatre ans. En juste deux secondes, je venais de faire tomber l’une de mes plus grosses certitudes… Une certitude que le collège et ses normes m’avaient ancrée si violemment dans la tête que je me refusais d’y réfléchir. 

Refouler n’est pas quelque chose de très agréable, mais faire tomber le refoulement est pire que tout. Les huit mois qui ont suivi ont été les plus bizarres de mon existence. Cette période de questionnement est assez difficile à raconter. Je l’écris maintenant avec du recul, mais j’étais traversé par tellement de sentiments que ce passage est presque indescriptible.  De janvier à mars, je commençai à réfléchir sérieusement sur ma sexualité, je me décidai bi. Cette période est vraiment intéressante, car je prenais au fur et à mesure de plus en plus conscience de mon homosexualité, j’y allais vraiment pas à pas. D’une certaine façon, je refoulais toujours en partie, mais j’avais fait sauter le plafond de verre qui m’interdisait en moi-même de me poser la question. D’ailleurs, j’étais vraiment heureux pendant cette période : je comprenais enfin mon blocage, et je m’imaginais enfin en relation amoureuse. Plus le temps passait, plus je comprenais que j’étais gay. Je m’imaginais naturellement en couple avec un garçon. Je repensais à ces quatre dernières années, notamment au camp scout. J’ai accepté totalement vers début mars, j’avais fait mon coming-out à moi même. 

Et à partir de là, ça a été bien plus difficile à vivre. Je ne regrette d’habitude jamais ce que j’ai pu faire par le passé, et pour la première fois de ma vie, je m’en voulais à moi-même. Je m’en voulais d’avoir refoulé pendant si longtemps, alors que mon attirance pour les hommes est si naturelle… Je m’en voulais aussi d’être tombé dans les pièges des normes de cette société. 

En même temps que je découvrais ma sexualité, je réécoutais Radiohead, groupe que je n’avais pas écouté depuis la sortie de leur dernier album, A Moon Shaped Pool. Assez rapidement, je tombai en crush sur l’une de leur chanson, Everything In Its Right Place. La chanson m’a vraiment fait réfléchir sur ce que j’avais vécu dans ma vie. Tout doucement, comme le dit si bien la chanson, je me suis dit que je ne pouvais pas contrôler tout ce qui m’arrive dans la vie, et qu’il faut savoir accepter les imprévus. Cette chanson et la beauté de Radiohead m’ont vraiment permis de me sentir mieux et d’accepter ce que j’étais en train de vivre, car j’ai eu quelques mois où je me suis vraiment senti mal, entre mars et août. 

Everything in its right place. Tout à sa bonne place. Cette chanson résume tellement tout au final… On ne peut pas tout choisir, tout contrôler, tout maîtriser. Certains événements de notre vie sont hors de notre contrôle, et il faut juste les laisser faire. Ça nous permet de nous focaliser sur ce que l’on peut contrôler et de réussir encore mieux. C’est vraiment la leçon que j’ai tirée de cette chanson et de mon coming out. Cette chanson est très compliquée à décrire. Elle est très rythmée, entraînante, à la fois dépressive mais optimiste. Les multiples effets dans sa composition, et la magnifique voix de Thom Yorke lui donne une vraie personnalité, sans parler des nombreuses touches de clavier un peu planantes… Si je parle longuement de cette chanson, c’est parce qu’elle représente ma manière de penser : tout est à sa place. Elle m’inspire beaucoup dans ma vie de tous les jours, je l’écoute dès que je dois prendre une décision compliquée, je l’ai même représentée en dessin… 

Accepté dans une prestigieuse école d’ingénieur, j’allais quitter le Nord pour étudier à Laval. Je voulais avoir terminé mon coming-out avant la rentrée. Tous mes amis étaient déjà au courant. Il ne restait que ma famille. Je savais mes parents très tolérants et ouverts, mais leur dire “je suis gay” est quelque chose de terriblement stressant. Vers fin août, je me lançai enfin. D’habitude hyper à l’aise pour improviser des speechs, j’ai écrit un texte que j’ai relu toute la journée. Après l’avoir peaufiné dans ses moindres détails, j’appelle Ceylan. Je lui dit tout simplement : “Je vais le leur dire ce soir”. Je lui ai lu le texte, et il a été très encourageant, en me disant que j’avais trouvé les bons mots. Vers 22h00, j’écoutai une dernière fois Everything in its Right Place, puis je descendis leur annoncer. Je leur ai tout simplement lu le texte que j’avais écrit, incapable d’improviser quoi que ce soit. Je terminai en leur disant “J’aime les hommes”. Je pense que dire cette phrase a été la chose la plus forte que j’ai faite dans ma vie car, d’un coup, je me sentais enfin moi-même. Je me sentais libéré d’un poids titanesque.

Tout comme mon meilleur ami, mes parents se doutaient de mon homosexualité. Ils me dirent des mots très rassurants, que cela ne changeait rien pour eux, et qu’ils m’aiment comme je suis. 

Je suis aujourd’hui en école d’ingénieur aéronautique pour faire vivre mon rêve : concevoir des avions. J’assume clairement mon homosexualité, et n’hésite pas à en parler. J’ai un petit ami, et je suis vraiment épanoui. On ne choisit pas sa sexualité, alors autant vivre décomplexé avec elle, plutôt que de la cacher ou de la refouler. Nous ne pouvons pas contrôler toute notre vie, Everything In Its Right Place de Radiohead nous le dit si bien…

PS : petit dessin de la couverture de l’album Kid A, dans lequel il y a Everything In Its Right Place.

Témoignage reçu en mai 2020

Pour témoigner sur le site de C'est comme ça,
vous pouvez écrire à l'adresse cestcommeca@sos-homophobie.org
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